CHAPITRE 29
La liste d’Ortega comportait plus de deux mille noms, tous annotés et suivis d’un bref rapport de surveillance, citant les inculpations de dommages organiques subis par les fournisseurs ou la clientèle. La sortie papier faisait deux cents pages, qui se sont déroulées comme une longue écharpe dès que j’ai lu la première. J’ai essayé de survoler le listing dans le taxi qui nous a ramenés à Bay City, pour arrêter quand il a menacé d’envahir le siège arrière. Mon esprit était encore dans la cabine du yacht de Ryker, isolé de l’humanité et de ses problèmes par des centaines de kilomètres de bleu océan.
De retour dans la suite Watchtower, j’ai laissé Ortega dans la cuisine pour appeler Kawahara avec le numéro donné par Trepp. Trepp est apparue sur l’écran la première, les traits chiffonnés par le sommeil. Je me suis demandé si elle avait passé la nuit à essayer de me retrouver.
— ’Jour, a-t-elle dit en bâillant, et sans doute en vérifiant son horloge interne. Bon après-midi, je veux dire. Où étiez-vous ?
— Par-ci, par-là.
Trepp s’est frotté l’œil sans élégance et a bâillé de nouveau.
— Comme vous voulez. Je demandais, c’était pour causer. Comment va la tête ?
— Mieux, merci. Je veux parler à Kawahara…
— Bien sûr. (Elle a tendu la main vers l’écran.) On discutera plus tard.
L’écran est passé en mode attente, et une hélice ADN tricolore a dansé devant moi, accompagnée par des arrangements d’instruments à cordes. J’ai serré les dents.
— Takeshi-san. (Comme toujours, Kawahara commençait en japonais, comme pour établir un lien avec moi.) Il est tôt. M’apportez-vous de bonnes nouvelles ?
Je suis resté en amanglais.
— Sommes-nous sur une liaison sécurisée ?
— Autant qu’une telle chose soit possible.
— J’ai une liste de courses.
— J’écoute.
— Pour commencer, j’ai besoin d’un virus militaire. Rawling 4851, de préférence, ou l’une des variantes Condomar…
Les traits intelligents de Kawahara se sont durcis.
— Le virus d’Innenin ?
— Ouais. Il est dépassé depuis un siècle, il ne devrait pas être trop difficile de mettre la main dessus. Et j’aurais besoin de…
— Kovacs, vous devriez m’expliquer ce que vous comptez faire.
J’ai dressé un sourcil.
— Je croyais que c’était mon problème et que vous ne vouliez pas être impliquée.
— Si je vous trouve une souche du virus Rawling, je m’implique, a répondu Kawahara avec un sourire mesuré. Que comptez-vous faire avec ?
— Bancroft s’est tué… Vous voulez l’en convaincre, pas vrai ?
Un lent acquiescement.
— S’il s’est tué, nous devons lui donner une raison. (Je m’échauffais malgré moi à raconter la tromperie que j’avais échafaudée. Je faisais mon travail, j’utilisais mon entraînement, et ça faisait du bien.) Bancroft a un stockage à distance. Son suicide n’a aucun sens… sauf dans une situation bien spécifique. Sauf si c’est l’instinct de survie qui l’a poussé.
Les yeux de Kawahara se sont plissés.
— Continuez.
— Bancroft fréquente régulièrement les bordels, réels et virtuels. Il me l’a dit lui-même il y a deux jours. Et la qualité des établissements importe peu. Supposons qu’il y ait un accident dans un virtuel, alors que Bancroft se fait gratter là où ça le démange. Une décharge accidentelle de vieux programmes maquillés que personne n’avait ouverts depuis des décennies… Dans un bordel bas de gamme, on ne sait jamais sur quoi on peut tomber.
— Le virus Rawling, a lâché Kawahara comme si elle avait retenu son souffle.
— La variante 4851 du Rawling prend à peu près une centaine de minutes d’incubation et, à ce moment-là, il est trop tard. (J’ai refoulé les images de Jimmy de Soto.) La cible est contaminée, et il n’existe aucun traitement. Supposons que Bancroft s’en aperçoive grâce à un système d’alerte interne… Il doit être câblé. Soudain, il découvre que la pile qu’il porte et le cerveau auquel elle est reliée sont grillés. Ce n’est pas un désastre quand on possède des clones en série et une mise à jour à distance, mais…
— La transmission, a dit Kawahara, s’illuminant.
— C’est ça. Il doit agir pour empêcher le virus d’être transmis au stockage à distance avec le reste de son esprit. La prochaine injection est cette nuit… peut-être même dans quelques minutes… il n’y a qu’un moyen de s’assurer que le stockage ne se fait pas contaminer…
J’ai mimé un pistolet sur la tempe.
— Ingénieux.
— C’est pour ça qu’il a passé l’appel. Pour vérifier l’heure. Il ne pouvait pas faire confiance à sa puce interne, le virus pouvait l’avoir déjà brouillé.
Kawahara a levé les mains solennellement et a applaudi. Puis elle m’a regardé.
— Impressionnant. Je vais obtenir le virus Rawling sur-le-champ. Avez-vous choisi le bordel virtuel où l’implanter ?
— Pas encore. Le virus n’est pas la seule chose dont j’aie besoin. Je veux que vous arrangiez la libération conditionnelle et l’enveloppement d’Irène Elliott, détenue au central de Bay City pour trempage. Je veux également que vous étudiiez les possibilités de racheter son enveloppe originale à ses nouveaux propriétaires. C’est un deal corpo. Il doit y avoir des traces.
— Vous allez demander à cette Elliott de charger le Rawling ?
— Elle est bonne.
— Elle s’est fait prendre, a observé Kawahara. Des gens à moi peuvent s’en occuper. Des spécialistes de l’intrusion. Vous n’avez pas besoin de cette fille…
— Kawahara, ai-je dit en me contrôlant. C’est moi qui agis, souvenez-vous. Je ne veux pas voir vos hommes me prendre la tête. Si vous déstockez Elliott, elle sera loyale. Retrouvez-lui son corps et elle sera à nous pour la vie. C’est de cette façon que je veux procéder, et c’est de cette façon que je vais procéder.
J’ai attendu. Kawahara est restée sans expression avant de me gratifier d’un nouveau sourire soigneusement calibré.
— Très bien, comme vous voulez. Je suis sûre que vous êtes conscient des risques que vous prenez et de ce qui se passera si vous échouez… Je prendrai contact avec vous au Hendrix un peu plus tard.
— Et Kadmin ?
— Nous n’avons aucune nouvelle de Kadmin, a dit Kawahara en souriant de nouveau.
La transmission s’est coupée.
Je suis resté un moment devant l’écran vide, en déroulant mentalement le fil de ma manipulation. J’avais l’étrange sentiment d’avoir dit la vérité. Ou, plus encore… que mes mensonges soigneusement fabriqués suivaient la même route que la vérité. Bien sûr, c’est ce que devait faire tout bon mensonge, mais il y avait là autre chose, quelque chose de plus agaçant… Je me sentais comme un chasseur traquant une panthère des marais d’un peu trop près pour être à l’aise, s’attendant à la voir jaillir comme une horreur pleine de crocs. La vérité était là, quelque part.
Un sentiment difficile à évacuer.
Je me suis levé et je suis allé dans la cuisine, où Ortega faisait des ravages dans le frigo presque vide. La lampe à l’intérieur illuminait ses traits et, sous son bras, son sein droit tendait son tee-shirt comme un fruit, comme s’il était gonflé d’eau. L’envie de la toucher m’agaçait jusqu’au bout des doigts.
— Tu ne fais jamais la cuisine ? a-t-elle demandé, levant les yeux vers moi.
— L’hôtel prépare tout. Ça arrive par la trappe. Que veux-tu ?
— Cuisiner, a-t-elle dit en refermant la porte du frigo. On peut tout obtenir ?
— Je pense. Donne une liste d’ingrédients à l’hôtel. Il y a des poêles et des trucs dans le placard. Je crois… Si tu as besoin d’autre chose, demande à l’hôtel, je vais étudier la liste. Oh, et… Kristin ?
Elle s’est retournée.
— La tête de Miller n’est pas là. Je l’ai mise dans la pièce à côté.
Sa bouche s’est crispée.
— Je sais où tu as mis la tête de Miller, a-t-elle dit. Je ne la cherchais pas.
Deux minutes plus tard, assis près de la fenêtre avec la sortie papier qui se dépliait sur le sol, j’ai entendu Ortega parler au Hendrix. Des heurts de casserole ont résonné, puis une autre conversation assourdie et le bruit de l’huile en train de grésiller. J’ai réprimé l’envie de prendre une cigarette et je me suis penché sur la liste.
Je cherchais quelque chose qui faisait partie de mon quotidien à Newpest, l’endroit où j’avais passé mon adolescence… les minuscules magasins cachés dans des ruelles étroites, arborant de pauvres holos. « Mieux que la réalité, une large gamme de scénarios » et « Vous en avez rêvé, nous l’avons fait ». Monter un bordel virtuel ne coûtait pas cher. Il suffisait d’une devanture et d’un peu d’espace pour ranger les cercueils des clients. Le prix des programmes variait, tout dépendait de leur originalité et de leur résolution, mais les machines qui les faisaient tourner pouvaient être achetées dans les surplus militaires à prix cassés.
Si Bancroft passait du temps dans les biocabines du Jerry’s, il serait à son aise dans un tel établissement.
J’avais passé en revue les deux tiers de la liste et mon attention était de plus en plus distraite par les effluves qui s’échappaient de la cuisine quand je me suis arrêté sur une entrée familière.
Je me suis figé.
Une femme avec de longs cheveux bruns et des lèvres pourpres.
J’ai entendu la voix de Trepp.
« … Tête dans les Nuages. Je veux y être avant minuit. »
Le chauffeur à code-barres.
« Pas de problème. La circulation côtière est fluide ce soir et… »
Et la femme aux lèvres pourpres.
« La Tête dans les Nuages, a-t-elle soufflé. Nous vous attendons. Vous n’avez peut-être pas les moyens de monter. »
Le chœur orgasmique.
« Des Maisons des Maisons des Maisons… »
Et la sortie papier dans mes mains.
« La Tête dans les Nuages : Maison de la Côte ouest, produits réels et virtuels, site aérien mobile situé en dehors des limites côtières… »
J’ai cherché dans les notes, la tête sonnant comme si un cristal avait été heurté délicatement par un marteau.
« Faisceaux de navigation et de balises verrouillés sur Bay City et Seattle. Codage d’identification discret pour les membres. Fouilles de routine. Aucune inculpation. Opère sous licence de Third Eye Holdings Inc. »
J’étais assis, pensif.
Il manquait des pièces du puzzle. C’était comme le miroir brisé, maladroitement réassemblé, qui réfléchissait une image, mais pas en totalité. J’en fixais les limites irrégulières, essayant de voir au-delà des bords. La première fois, Trepp m’emmenait voir Ray, Reileen, à La Tête dans les Nuages. Pas en Europe… L’Europe était un leurre, le poids de la basilique était destiné à m’aveugler. Si Kawahara était impliquée, elle ne superviserait pas l’affaire exilée de l’autre côté du monde. Kawahara était sur La Tête dans les Nuages et…
Et quoi ?
L’intuition des Diplos était une sorte de reconnaissance subliminale, une conscience améliorée des formes et des modèles que les humains normaux obscurcissaient souvent en se concentrant sur les détails. Avec assez de traces de continuité, il était possible de faire un saut conceptuel vous permettant de voir l’ensemble, à la façon d’une prémonition anticipant la véritable connaissance. En travaillant sur ce modèle, il était toujours possible de remplir les trous plus tard. Mais il fallait un minimum d’informations pour pouvoir prendre la distance nécessaire… Comme dans les vieux avions à propulsion linéaire, il fallait une piste d’envol et je ne l’avais pas. Je me sentais rebondir sur le sol, essayant de prendre l’air et retombant. Ce n’était pas assez.
— Kovacs ?
J’ai levé les yeux et j’ai compris. Comme une bannière s’affichant en haut d’un écran. Comme des verrous de pressurisation claquant dans ma tête.
Ortega se tenait devant moi, une cuiller à la main, les cheveux tirés en arrière. Son tee-shirt me sautait aux yeux.
RÉSOLUTION 653. Oui ou non. Au choix.
Oumou Prescott.
M. Bancroft a une influence discrète sur le Conseil des NU.
Jerry Sedaka.
Cette vieille Anémone est catholique… Nous en engageons beaucoup. C’est bien pratique parfois.
Mes pensées fusaient comme une mèche courte, enflammant les associations d’idées.
Court de tennis…
Nalan Ertekin, président de la Cour suprême des NU.
Joseph Phiri, de la Commission des droits de l’Homme.
Mes propres paroles.
Vous êtes ici pour discuter de la résolution 653, je suppose.
Une influence discrète…
Miriam Bancroft.
Je vais avoir besoin d’aide pour empêcher Marco de sauter sur Nalan. Il fulmine, au fait.
Et Bancroft.
Étant donné la façon dont il a joué aujourd’hui, je n’en suis pas surpris.
Résolution 653. Les catholiques.
Mon esprit a recraché les données comme le résultat d’une recherche de fichiers complètement folle.
Sedaka, se vantant…
Serment enregistré sur disque, vœux d’abstinence remplis par le Vatican.
C’est bien pratique parfois.
Ortega.
Interdiction pour des raisons de conscience.
Mary Lou Hinchley.
L’année dernière, les gardes-côtes ont repêché une gamine au large. Il ne restait plus grand-chose du corps, mais ils ont récupéré la pile.
Interdiction pour des raisons de conscience.
Au large.
Les gardes-côtes.
Site aérien mobile situé en dehors des limites côtières…
La Tête dans les Nuages.
Le processus était une sorte d’avalanche mentale, il ne pouvait pas être freiné. Des fragments de réalité s’arrachaient et retombaient, formant un dessin, une sorte d’absolu restructuré que je ne distinguais pas encore…
Faisceaux de navigation et de balises verrouillés sur Bay City… et Seattle.
Bautista.
Tout s’est passé dans une clinique au noir de Seattle.
Les deux hommes se sont écrasés dans le Pacifique.
Ortega affirme que Ryker s’est fait piéger.
— Que regardez-vous ?
Les mots ont flotté dans l’air un moment… et soudain la porte du temps s’est ouverte… dans l’encadrement, Sarah se réveillait dans le lit d’un hôtel de Millsport, le tonnerre de la décharge d’un Orbital faisait vibrer les fenêtres. Derrière résonnait le vrombissement des pales dans la nuit alors que nos morts se rapprochaient…
— Que regardez-vous ?
J’ai cligné des yeux. Je regardais toujours fixement le tee-shirt d’Ortega, les reliefs qu’il surlignait sur son corps et la légende imprimée sur sa poitrine. Le sourire sur le visage d’Ortega commençait à s’effacer.
— Kovacs ?
J’ai cligné de nouveau des yeux et j’ai essayé de rembobiner les mètres de débordement mental provoqués par le tee-shirt. La vérité sur La Tête dans les Nuages.
— Tout va bien ?
— Ouais.
— Vous voulez manger ?
— Ortega, et si… (J’ai dû prendre une grande inspiration, et recommencer. Je ne voulais pas le dire. Mon corps ne voulait pas le dire.) Et si je pouvais faire sortir Ryker du placard ? De façon permanente, je veux dire. Le disculper. Prouver que Seattle était un coup monté.
Un moment, elle m’a regardé comme si je parlais une langue incompréhensible. Puis elle s’est assise près de la fenêtre en face de moi. Elle est restée silencieuse, mais j’avais déjà lu la réponse dans ses yeux.
— Vous vous sentez coupable ? m’a-t-elle demandé enfin.
— À quel sujet ?
— À notre sujet.
J’ai failli exploser de rire, mais il y avait juste assez de douleur sous-jacente dans sa voix pour m’arrêter. L’envie de la toucher n’avait pas disparu. Au fil des jours, elle avait monté et baissé, mais elle était toujours là. Quand je regardais la courbe de ses hanches et de ses cuisses, j’imaginais la façon dont elle se frottait contre moi avec tant de clarté que l’expérience était presque virtuelle. Ma main se souvenait de la forme et du poids de son sein, comme si le tenir avait été le haut fait de cette enveloppe. Je la regardais, et mes doigts voulaient suivre la géométrie de son visage. Il n’y avait pas de place en moi pour la culpabilité, pas de place pour autre chose que le désir.
— Les Diplos ne se sentent pas coupables, ai-je dit pour simplifier. Écoutez… je suis sérieux. Il est probable, non, il est presque certain que Kawahara a piégé Ryker parce qu’il enquêtait de trop près sur Mary Lou Hinchley. Vous pourriez me résumer le C.V. de la petite ?
Ortega a réfléchi un moment, puis a haussé les épaules.
— Elle a quitté la maison pour vivre avec son petit ami, et elle a fait quelques trucs pour faire rentrer le loyer. Son petit ami était un connard… il avait déjà un casier à quinze ans. Il a dealé un peu de Raide, braqué quelques banques de données… et il se faisait le plus souvent entretenir par ses femmes.
— Il l’aurait laissé travailler au viandard ? Ou en cabine ?
— Oh, ouais, a acquiescé Ortega, le visage fermé. Sans hésiter.
— Si quelqu’un recrutait pour une maison fournissant des services extrêmes, les catholiques seraient des candidates idéales, n’est-ce pas ? Elles n’iraient rien raconter après… pour des raisons de conscience.
— Du snuff, a dit Ortega, son visage se fermant encore plus, si c’était possible. La plupart des victimes de snuff se prennent une décharge dans la pile quand c’est terminé. Elles ne racontent rien.
— Oui. Mais imaginons que quelque chose ne se soit pas déroulé comme prévu ? Si Mary Lou Hinchley, allant servir de viande à snuff, a essayé de s’échapper et qu’elle est tombée d’un bordel aérien appelé La Tête dans les Nuages ? Alors, le fait qu’elle soit catholique serait bien pratique, n’est-ce pas ?
— La Tête dans les Nuages ? Vous êtes sérieux ?
— Les propriétaires de La Tête dans les Nuages feraient alors tout pour empêcher le vote de la résolution 653… n’est-ce pas ?
— Kovacs, a dit Ortega en me faisant signe de me calmer. Kovacs, La Tête dans les Nuages est une Maison. Prostitution de grande classe. Je n’aime pas ces endroits, ils me donnent envie de vomir autant que les cabines, mais ils sont propres. Ils intéressent la société fortunée et ils ne fournissent pas de snuff…
— Vous ne pensez pas que les hautes classes aiment le sadisme et la nécrophilie ? Que c’est juste pour les pauvres ?
— Non, a répondu Ortega d’un ton égal. Mais si quelqu’un veut jouer au bourreau et qu’il a de l’argent, il se paie un virtuel. Certaines des Maisons proposent du snuff virtuel, mais c’est légal et nous n’y pouvons rien. Et cela leur convient très bien.
J’ai pris une longue inspiration.
— Kristin, quelqu’un a essayé de m’emmener voir Kawahara à La Tête dans les Nuages. Quelqu’un de la clinique Wei. Et si Kawahara a des parts dans les Maisons de la Côte ouest, alors ces Maisons tremperont dans tout ce qui peut générer un profit… parce que Kawahara ferait n’importe quoi. N’importe quoi. Vous voulez un Math réellement pourri ? Oubliez Bancroft, ce mec est un prêtre en comparaison. Kawahara a grandi à Fission City, elle dealait des médicaments antiradiation aux familles des ouvriers qui travaillaient sur les barreaux de combustible. Vous savez ce qu’est un « porteur d’eau » ?
Elle a secoué la tête.
— À Fission City, c’était comme ça qu’ils nommaient les gros bras des gangs. Si quelqu’un refusait de payer la protection, ou informait la police, ou s’il ne sautait pas assez vite quand le yakusa en chef criait « grenouille », on lui faisait boire de l’eau contaminée. Les gros bras la transportaient dans des flasques plombées, tirée directement des systèmes de refroidissement des réacteurs. Ils se présentaient au domicile du fautif et lui disaient combien il devait en boire. Sa famille devait regarder. S’il ne buvait pas, ils commençaient à massacrer ses enfants un par un jusqu’à ce qu’il boive. Vous voulez savoir comment je connais cette merveilleuse tranche d’histoire terrienne ?
Ortega n’a rien dit, mais sa bouche était tordue de dégoût.
— Parce que Kawahara me l’a racontée. C’est ce qu’elle faisait quand elle était gamine. Elle était porteuse d’eau. Et elle en est fière.
Le téléphone a sonné.
J’ai fait signe à Ortega de quitter le champ et j’ai répondu.
— Kovacs ? (C’était Rodrigo Bautista.) Ortega est avec vous ?
— Non, ai-je répondu en mentant par automatisme. Je ne l’ai pas vue depuis deux jours. Il y a un problème ?
— Non, probablement non. Elle a disparu de la surface de la planète. Si vous la voyez, dites-lui qu’elle a raté une réunion de l’équipe cet après-midi et que le capitaine Murawa ne l’a pas bien pris.
— Pourquoi serais-je censé la voir ?
— Avec Ortega, tout est possible, a dit Bautista en écartant les mains. Écoutez, je dois y aller. On se voit plus tard.
— D’accord.
L’écran s’est éteint et Ortega s’est approchée.
— Vous avez entendu ?
— Ouais. Je devais donner les disques de données du Hendrix ce matin. Murawa voudra savoir pourquoi je les ai sortis de Fell Street.
— C’est votre enquête, non ?
— Oui, mais il y a des règles, a dit Ortega d’un ton fatigué. Je ne peux pas les éviter longtemps, Kovacs. On me regarde déjà bizarrement depuis que je bosse avec vous. Tôt ou tard, quelqu’un aura des doutes sérieux. Vous disposez de quelques jours pour faire avaler votre manip à Bancroft, mais après…
Elle a levé les mains de façon éloquente.
— Vous ne pouvez pas dire que vous avez été enlevée ? Que Kadmin vous a fauché les disques ?
— Ils me passeront au polygraphe…
— Pas tout de suite.
— Kovacs, c’est ma carrière dont vous parlez, pas la vôtre. Je ne fais pas ce boulot pour rire, il m’a fallu…
— Kristin, écoutez-moi, ai-je dit en m’approchant d’elle et en lui prenant les mains. Vous voulez revoir Ryker, oui ou non ?
Elle a essayé de se détourner, mais j’ai tenu bon.
— Kristin, pensez-vous qu’il se soit fait piéger ?
Elle a dégluti.
— Oui.
— Alors pourquoi ne pas croire qu’il s’agissait de Kawahara ? La voiture qu’il a essayé d’abattre à Seattle se dirigeait vers le large quand elle s’est écrasée. Extrapolez la direction et regardez où ça vous mène. Placez le point où les gardes-côtes ont repêché Mary Lou Hinchley. Puis placez La Tête dans les Nuages sur la carte et vérifiez si cela ne donne pas quelque chose de troublant.
Ortega s’est dégagée de moi, une expression étrange dans le regard.
— Vous voulez que ce soit vrai, n’est-ce pas ? Vous cherchez une excuse pour vous en prendre à Kawahara ? Tout n’est que haine avec vous, hein ? Un vieux compte à régler. Vous vous foutez de Ryker. Vous vous foutez même de vos amis, de Sarah…
— Répétez ça et je vous démolis, l’ai-je froidement interrompue. Pour votre information, rien n’est plus important pour moi que la vie de Sarah. Et rien de ce que je crois deviner ne me permet pour l’instant de faire autre chose qu’obéir à Kawahara.
— Alors, à quoi cela sert-il ?
J’aurais voulu la toucher. À la place, j’ai levé les mains en un geste d’impuissance.
— Je ne sais pas. Pas encore. Mais si je réussis à libérer Sarah, je découvrirai peut-être un moyen de faire tomber Kawahara ensuite. Et peut-être un moyen de disculper Ryker…
Elle m’a regardé un moment, puis s’est retournée et a attrapé son blouson sur l’accoudoir du fauteuil où elle l’avait jeté en arrivant.
— Je vais faire un tour, a-t-elle dit avec calme.
— Bien, ai-je répondu sur le même ton ; ce n’était pas le moment de faire monter la pression. Je reste ici. Je laisserai un message si je sors.
— Oui, c’est ça.
Rien dans sa voix n’indiquait qu’elle allait revenir.
Après son départ, je suis resté assis à réfléchir, essayant de donner du corps à la structure que j’avais aperçue du coin de l’œil dans le moment d’intuition diplo. Quand le téléphone a retenti de nouveau, j’avais abandonné : la sonnerie m’a surpris en train de regarder par la fenêtre, me demandant où Ortega était allée.
Cette fois, c’était Kawahara.
— J’ai ce que vous voulez, a-t-elle annoncé d’un ton léger. Une version dormante du virus Rawling vous sera livrée chez SilSet Holdings demain matin à partir de 8 heures. 1187, Sacramento. Ils sauront que vous venez.
— Et les codes d’activation ?
— Livraison sous une autre couverture. Trepp vous contactera.
J’ai acquiescé. Les lois des NU concernant la propriété et le transfert des virus militaires étaient claires au point d’en être aveuglantes. Les formes virales inertes pouvaient être acquises pour être étudiées, ou même pour être exposées comme trophées. La propriété ou la vente d’un virus militaire actif, ou des codes permettant l’activation d’un virus dormant, étaient un crime selon les lois des NU, passible d’une peine de cent à deux cents ans de stockage. Dans le cas où le virus était déployé, la peine pouvait aller jusqu’à l’effacement. Naturellement, ces peines n’étaient applicables qu’aux citoyens privés, pas aux commandants militaires ou aux agents du gouvernement. Les puissants sont jaloux de leurs jouets.
— Assurez-vous qu’elle me contacte bientôt, ai-je dit. Je ne veux pas gâcher mes dix jours.
— Je comprends, a répondu Kawahara avec compassion, comme si les menaces envers Sarah avaient été faites par une force maléfique que nul ne pouvait maîtriser. Irène Elliott sera enveloppée demain soir. C’est JacSol, une de mes entreprises d’interface de communication qui la fera sortir. Vous pourrez aller la chercher au central de Bay City demain matin, autour de 10 heures. Je vous ai accrédité temporairement comme consultant de sécurité de la division ouest de JacSol. Vous vous appelez Martin Anderson.
— Bien. (C’était la façon qu’avait trouvée Kawahara pour me dire que j’étais lié à elle et qu’en cas de problème je tomberais en premier.) Mais ma nouvelle identité va entrer en conflit avec la signature ADN de Ryker. Le fichier reste en activité au central de Bay City tant que le corps est décanté.
Kawahara a acquiescé.
— C’est prévu. Votre accréditation est routée par les canaux corpo de JacSol avant toute recherche génétique individuelle. Chez JacSol, votre signature ADN est enregistrée au nom d’Anderson. Un autre problème ?
— Et si je rencontre Sullivan ?
— Le gardien Sullivan est parti en congé. Des problèmes… psychologiques. Il passe quelque temps en virtuel. Vous ne le verrez plus.
Malgré moi, j’ai senti un frisson glacial en regardant le visage neutre de Kawahara. Je me suis éclairci la voix.
— Et l’acquisition du corps ?
— Non. (Elle a eu un petit sourire.) J’ai vérifié les caractéristiques. L’enveloppe d’Irène Elliott n’a pas d’amélioration biotech justifiant le coût du rachat.
— Je n’ai pas dit qu’elle en avait. Ce n’est pas une question de technique, c’est une question de motivation. Elle sera plus loyale si…
Kawahara s’est penchée vers l’écran.
— On peut me pousser un peu, Kovacs. Mais pas trop. Elliott a une enveloppe compatible, elle devrait être satisfaite. Il faut apprendre à vivre avec les conséquences de ses actes. (Elle s’est interrompue pour sourire.) J’ai lu le dossier d’Elliott. Qui elle est, qui est sa famille, ses contacts. Pourquoi vous vouliez la faire sortir. C’est gentil, Kovacs, mais j’ai peur que vous deviez assumer votre côté bon Samaritain sans mon aide. Je ne suis pas une œuvre de charité.
— Non, ai-je dit platement. Je ne crois pas.
— En effet. Nous allons également supposer qu’il s’agit là de notre dernier contact direct jusqu’à ce que l’affaire soit réglée.
— Oui.
— Bien… aussi inapproprié que cela puisse paraître, bonne chance, Kovacs.
L’écran s’est éteint, laissant les mots flotter dans l’air. Je suis resté assis un long moment, gardant une image rémanente imaginaire à laquelle ma haine donnait de la réalité. Quand j’ai parlé, la voix de Ryker m’a paru étrangère, comme si quelqu’un ou quelque chose s’exprimait à ma place.
— « Inapproprié » est le bon terme, a-t-il dit dans la pièce calme. Enculée de ta mère.
Ortega n’est pas revenue, mais l’odeur de ce qu’elle avait cuisiné embaumait l’appartement et mon estomac s’est rappelé à moi. J’ai attendu encore, essayant toujours d’ajuster les pièces du puzzle dans mon esprit.
Mais soit je n’y mettais pas tout mon cœur, soit il me manquait un élément majeur. J’ai réprimé le goût cuivré de la haine et de la frustration et je suis allé manger.